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          D
        
        
          ictionnaire
        
        
          des mots
        
        
          en
        
        
          voie
        
        
          de
        
        
          disparition
        
        
          É
        
        
          crivain
        
        
          Quand tout le monde est écrivain, plus personne n’est écrivain. L’explosion
        
        
          d’Internet a revalorisé l’écrit en force. Il est bien plus efficace de scanner
        
        
          un écran de Wikipedia que d’écouter attentivement les explications
        
        
          redondantes et confuses d’un voisin bavard. Surtout, l’écrit peut être lu de
        
        
          manière asynchrone et distante : il permet de gagner un temps fou tout en
        
        
          ne montrant de soi que ce qu’on veut montrer. Propice aux exercices de
        
        
          séduction (pour ceux qui savent écrire), l’écrit fait des ravages sur les sites
        
        
          de rencontre. Tout au moins pour un homme, rien n’est plus redoutable
        
        
          qu’une plume élégante, du moins jusqu’au moment terrible du premier
        
        
          rendez-vous, où l’avantage d’une belle chevelure démêlée d’un petit mou-
        
        
          vement de tête reprend alors ses droits. Rien n’est en effet lu plus atten-
        
        
          tivement qu’une déclaration d’amour ou une lettre de rupture. Aucune
        
        
          ligne n’y est sautée, contrairement aux innombrables livres qu’on achète et
        
        
          qu’on ne lit jamais, faute de temps ou des « conditions propices ».
        
        
          Si plus personne n’a le temps de lire tous les livres qu’il achète, on n’a en
        
        
          revanche jamais autant écrit. Tout le monde a besoin de s’exprimer, de se
        
        
          raconter, de se dire. Tant de bouches ! Si peu d’oreilles ! Du coup, une fois
        
        
          encore, la valeur ajoutée se déplace sur le terrain de la valeur soustraite.
        
        
          Ce qui est apprécié, entendu, retenu, ce n’est plus le texte original, mais
        
        
          l’hypersynthèse, le commentaire d’un journaliste, l’avis d’un avocat, la
        
        
          recommandation de l’expert, la caricature de Plantu, la petite phrase qui
        
        
          en dit tant, le graphique en couleur, le schéma simplissime, le planisphère
        
        
          parlant. Ce qui fait la valeur d’un texte, c’est de moins en moins le fleuve
        
        
          de style, de plus en plus la concision, la pertinence, le ciblage, le minima-
        
        
          lisme, le filtrage et la sobriété (avais-je vraiment besoin d’utiliser 6 mots
        
        
          pour dire la même chose ?). De là le paradoxe selon lequel les plus grands
        
        
          écrivains sont peut-être ceux dont les textes sont les plus petits. Entre
        
        
          deux mots, il faut choisir le moindre.
        
        
          L’écrivain ne vivra donc plus de sa plume mais de son aura médiatique
        
        
          et des événements qu’il vous invitera à vivre autour de ses écrits, un
        
        
          peu comme le peintre qui ne vit pas de sa peinture mais de l’élégance
        
        
          mondaine de ses vernissages. Voici venu le temps où l’écrivain a fini par
        
        
          se noyer dans un océan d’écriture.