L’art de s’accrocher à ce qui n’existe plus et de disparaître avec
        
        
          21
        
        
          B
        
        
          Un des mécanismes en action réside peut-être dans notre manie de la
        
        
          compression. La France est, on le sait, depuis longtemps championne du
        
        
          monde de la productivité économique. Seuls les Norvégiens font mieux
        
        
          que nous, mais eux ils ont l’excuse d’avoir énormément de pétrole. Cette
        
        
          course frénétique à la productivité explique par exemple que dans nos
        
        
          magasins, nos restaurants, nos gares ou nos entreprises, il y a toujours
        
        
          très peu de salariés, et qu’ils sont souvent débordés, stressés et par consé-
        
        
          quent peu aimables. Dès qu’on quitte l’Europe, c’est flagrant : on entre
        
        
          dans un hôtel, un aéroport ou n’importe quel lieu public, on trouve im-
        
        
          médiatement un personnel considérable soucieux de fournir de la qualité
        
        
          de services. La culture hexagonale de la productivité est obtenu au prix
        
        
          d’une compression remarquable du personnel, justifiée peut-être par des
        
        
          charges sociales importantes et des risques sociaux considérablespour
        
        
          les employeurs. Cette compression du personnel est renforcée par une
        
        
          compression évidente du temps : « Il faut faire vite », « Je suis pressé »,
        
        
          « Je n’ai pas le temps », etc., ainsi que par une compression non moins
        
        
          évidente de l’espace : déjeunez ce midi dans n’importe quel bistrot pari-
        
        
          sien et vous comprendrez vite. Dès qu’on sort de nos frontières, on a une
        
        
          sensation bizarre de décompression et ceci même dans des pays plus
        
        
          densément peuplés que le nôtre. On est moins bousculé à Tokyo ou à
        
        
          Rome qu’à Paris, avec une densité de population pourtant trois fois plus
        
        
          forte dans le pays. Tout se passe comme si nous étions les victimes d’une
        
        
          certaine « culture de la compression ».
        
        
          L’inventaire des solutions est évidemment infini. On peut citer, pêle-
        
        
          mêle, la délocalisation en province, et si possible dans les campagnes,
        
        
          de nos administrations ; la délégislation de masse et l’abrogation auto-
        
        
          matique des lois, décrets ou règlements au bout d’un an (sauf si bien
        
        
          sûr ils prouventun intérêt majeur) ; l’abandon progressif des structures
        
        
          et statuts hiérarchiques (qui ne servent plus à grand-chose en face d’un
        
        
          internet universel) ; le recentrage de l’école et de la formation profession-
        
        
          nelle sur la personne de l’élève et de l’étudiant ; l’amaigrissement de l’État
        
        
          au profit des communautés locales ou au contraire d’une confédération
        
        
          internationale ; le développement des associations rentables en alter-
        
        
          native aux associations subventionnées d’une part et aux actionnaires
        
        
          du CAC 40 d’autre part. On peut rêver aussi d’une idéologie alternative
        
        
          à celle de la productivité maximale et de l’individualisme forcené. On
        
        
          peut imaginer une sorte de « néoconfucianisme » qui revaloriserait la
        
        
          subordination (et même le sacrifice) de l’individu à ses communautés
        
        
          d’appartenance, le calme (et même la modération), le travail (et même le
        
        
          dépassement de soi dans le travail).