L’art de s’accrocher à ce qui n’existe plus et de disparaître avec
        
        
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          Mais il y a une mesure en toutes choses et entre nous, c’est vraiment trop
        
        
          compliqué, trop déstabilisant, trop génial, trop épuisant, trop tout.
        
        
          Depuis que les éclairages de rue ont été supprimés dans Paris, j’ai
        
        
          peur lorsque je me rends à notre rendez-vous secret. Je sais bien que le
        
        
          coût de l’énergie est tel aujourd’hui qu’il serait indécent d’éclairer une
        
        
          ville entière au-delà de 22 heures. Paris, la ville lumière, ne sera plus
        
        
          jamais la ville lumière qu’elle a été au siècle précédent. J’ai l’impres-
        
        
          sion, lorsque je vous rejoins, d’être plongée dans les ruelles étroites de
        
        
          Paris au Moyen Âge. Quand c’est la nouvelle lune, je suis comme une
        
        
          aveugle armée d’une canne blanche. J’entends autour de moi des rires
        
        
          ou des sanglots sans pouvoir les relier à un visage. Parfois un chien ou
        
        
          un animal inconnu me bouscule sans que je puisse même l’identifier.
        
        
          Bref, ces errances nocturnes me terrorisent et cette situation ne saurait
        
        
          durer plus longtemps.
        
        
          Pourquoi nos parents et les parents de nos parents n’ont-ils pas eu la
        
        
          sagesse d’économiser l’énergie quand elle était encore là ou d’investir
        
        
          dans le développement des énergies durables ? Sans la lumière des
        
        
          villes, les nuits deviennent interminables, surtout les longues nuits d’hi-
        
        
          ver sans chaleur où il faut rester calfeutré sous l’édredon. Certes, nous
        
        
          disposons de la technique de la brique chaude que pratiquait votre
        
        
          grand-mère et que vous m’avez enseignée à l’occasion de l’un de nos
        
        
          tous premiers rendez-vous. Mais pour chauffer la brique, il faut du bois
        
        
          et du charbon. Et il est de plus en plus difficile de trouver du charbon
        
        
          ou du bois à brûler. Même au marché noir.
        
        
          Certes je peux encore revoir la couleur de vos yeux à la flamme des feux
        
        
          de joie depuis que la cour des Miracles a rouvert ses portes. Mais vous
        
        
          le savez bien. L’endroit est dangereux. On y croise toutes sortes de gens
        
        
          au visage sombre et aux intentions obscures. Vous-même, enfin, je ne
        
        
          vous reconnais plus. Vous n’êtes plus le Lucifer rayonnant qui me faisait
        
        
          découvrir, morceau après morceau, le grand puzzle du monde. Votre
        
        
          voix si sûre d’elle est devenue hésitante. Je n’ai plus le sentiment grisant
        
        
          d’aller à toute allure quelque part. Avec la décroissance de l’énergie, je
        
        
          sens chaque jour notre amour décroître. Et je ne peux supporter la fin
        
        
          moribonde de cette énergie qui nous a fait vivre tous les deux pendant
        
        
          de longues années. C’est pourquoi il vaut mieux nous séparer, mon
        
        
          Lucifer, pour conserver au moins en nous de beaux souvenirs
        
        
          lumineux.
        
        
          Avec la lumière, l’amour s’est éteint.