L'art de se faire des ennemis - page 95

Le drame, c’est que simultanément, l’homme biologique,
lui, ne change pas. D’un point de vue physiologique, il
reste toujours ce néo-primate de la vallée de l’Omo, au
sud de l’Éthiopie, avec le sens du territoire et de la tribu,
des décharges d’agressivité quand il souffre et des
décharges d’adrénaline pour échapper aux prédateurs.
Il a ses propres pendules intérieures, un temps physiolo-
gique incompressible. L’œil humain, par exemple, ne
peut capter plus de 18 images par seconde, quand celui
de n’importe quel appareil photo peut capter 1/8.000
e
de
seconde.
En d’autres termes, si le temps technique s’évanouit, le
«
temps psychologique
» persiste irrémédiablement.
Ainsi, il y a un domaine où la machine ne pourra jamais
se substituer aux hommes. Ce n’est ni celui de l’intelli-
gence logique, ni celui de l’habileté manuelle, ni même
celui de l’acuité sensorielle : c’est celui de la capacité d’un
homme à ressembler aux autres hommes, fût-ce par ses
vices et ses faiblesses. Une machine n’est capable ni de
découragement, ni de légèreté, ni d’impatience.
Or, ces défauts deviennent des vertus quand il s’agit de
formuler un message, de modeler une œuvre, d’atteindre
une sensibilité. Ce qui fait la qualité d’une émotion, c’est
l’attente qu’on en a eu. Les possibilités technologiques de
compression du temps n’apportent rien ici, bien au
contraire. Un livre ou un voyage se font apprécier en
proportion du temps qu’ils savent faire perdre.
L’art de se faire aimer n’est ainsi par exemple pas très éloi-
gné de celui de l’art de perdre du temps. Ceci est assez
évident en ce qui concerne les petits enfants. Un enfant a
besoin qu’on sache « perdre du temps » avec lui. Mais
ceci, à un moindre degré, concerne aussi tous les êtres
humains. Car nous sommes obligés de compter avec une
zone de notre cerveau, le «
cerveau mammifère
», que
et de saboter ses relations de couple
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